L’artiste : mon semblable et mon Autre
La figure de l'artiste est souvent associée dans notre imaginaire, à tort ou à raison, avec la folie, la
solitude, le génie, l'incompréhension, la souffrance. Cela ne signifie pas pour autant que le commun des mortels
serait du coup nécessairement sain d'esprit, sociable, toujours médiocre, voire moins... et donc facilement
compris, vivant, de plus, dans une joie permanente, car facile... Ce qui est fascinant c'est remarquer à quel
point les autres hommes que l'artiste ont besoin de cet Autre qu'eux-mêmes qu'ils vénèrent autant qu'ils
méprisent ou mécomprennent. L'Artiste, en effet, semble être à la fois mon semblable et cet Autre auquel nous,
les autres non artistes, ne cessons de nous référer. L'Artiste hante notre imaginaire aujourd'hui comme un point
d'ancrage absolu dans un monde de plus en plus nihiliste qui a du mal à faire le deuil du principe absolu. Peut-
être que l'artiste, la figure de l'artiste, est ce deuil imparfait de l'absolu dans nos consciences. Victor Hugo avait
utilisé cette analogie heureuse dans ses Contemplations : « L’Art est à l’homme ce que la nature est à Dieu ».
Justement, l’artiste n’est-il pas l’héritier du divin hic et nunc ? Car l’artiste ne crée-t-il pas une œuvre finie et
pourtant pointant vers l’infini, vers l’absolument Autre de sorte qu’il nous enchante encore et toujours ?
L’artiste ne fait-il pas écho à une demande sourde en nous que nous ne saurions pourtant exprimer distinctement
grâce au logos, grâce au seul discours rationnel, discursif ? D’où l’entière légitimité du mythe, du muthos
comme histoire ou fiction créée de toutes pièces. L'Artiste nous intrigue d’autant plus qu'il est à la fois homme
comme tout le monde et création géniale, morceau d'absolu, de maîtrise, de génie, de différence radicale. Et
c'est parce que nous savons tous d’un savoir confus et maladroit sans doute que l'artiste incarne cet Autre que
nous ne sommes pas, mais dont nous avons une certaine idée, qu'il ne cesse de nous intriguer, de nous fasciner.
L'Artiste est à la fois mon semblable et mon Autre. Pour comprendre la portée de cette affirmation nous
devrons tenter de déplier l'idée même d'artiste afin de mieux comprendre la différence qui nous sépare de ce
alter ego qu'est l'artiste. Qu'est-ce donc qu'un artiste ? Une première remarque s'impose. Nous associons
injustement dans nos esprits l'idée d'artiste avec les beaux-arts, laissant de côté les autres branches de l'art
comme les arts et métiers (l'artisanat) de la classification en date depuis le XVIIIe comme si seul le peintre,
l'architecte, le sculpteur (pour les beaux-arts plastiques) ou encore le compositeur, le danseur, le poète ou
l'acteur (pour les beaux-arts rythmiques ou musicaux) auraient le monopole de l'appellation légitime d'artiste...
Espérons que ce préjugé est derrière nous, car dénoncé, et donc que l'artisan (on peut penser ici à une robe de
haute couture, pour commencer, à un plat cuisiné exquis, à l’œuvre d’un ébéniste, etc.) puisse avoir aussi le
statut d'artiste en vertu de sa maîtrise exceptionnelle de son art, de sa technè. Nous reconnaissons ainsi à la
fois le savoir et le faire, la théorie et la pratique, la praxis et la poiesis.
Si nous cherchons à savoir ce qui fait l'artiste véritable et non pas tout homme capable d'apprendre
certaines techniques de création ou de production en échange de quelques cours réguliers (on pense ici à l'artiste
de dimanche ou aux nombreux étudiants en beaux-arts...), alors nous serons forcés d'admettre non seulement
une connaissance et une maîtrise des techniques de production ou de création dans son domaine de
prédilection mais surtout un plus, un je ne sais quoi de génial qui le distingue des autres, à savoir une maîtrise
exceptionnelle, hors norme, qui dépasse de loin tout ce qui existe dans son art. Est artiste celui qui est capable
d'inventer des nouvelles règles internes inimitables dans son art, c'est de là que tire sa maîtrise l'artiste véritable.
Il est capable de faire ce que personne d'autre ne fait pas encore. C'est la raison pour laquelle nous pouvons
dire que l'artiste est toujours en avance sur son temps, sur son époque. Si cette expression est juste, c'est dans
un sens que nous aimerions développer. L’artiste nous étonne justement parce qu’il change les repères, les
critères de nos jugements, la façon de regarder le monde même. Il désoriente notre regard trop habitué et donc
formaté. Il nous étonne d’autant plus qu’il nous propose une nouveauté radicale, un inconnu qui sort de nulle
part et qui s’impose de façon imprévisible de par la nécessité factuelle de son existence. Or l’homme est cet
animal bizarre, comme le rappelait Nietzsche qui a peur de l’inconnu, de la différence, de l’imprévisible –
autant d’attributs de l’œuvre d’art géniale aux yeux du public (profane ou spécialisé dans le domaine de l’art).
L’artiste devance notre paradigme habituel et propose souvent un autre. D’où, souvent, le refus,
l’incompréhension, le mépris, l’injustice envers l’artiste de son vivant.
Tableau de Nicoleta Dumitrache Flotté |
L'artiste nous aide à prendre conscience de ce que nous savons déjà. Car savoir sans vraiment vivre,
éprouver ce que l’on sait ne sert à rien. Son génie artistique est le moyen par lequel il nous aide à mieux voir
et vivre la réalité, la vérité sur la réalité. Le beau, la belle forme, est le moyen par lequel l'artiste arrive à son
but mais son but nous le connaissons tous : dire ce qui est, retenir dans son chef d'œuvre la singularité,
l'exemplarité du réel qui nous échappe inexorablement. Et c'est parce que nous savons ce que fait l'artiste que
nous pouvons apprécier son œuvre. L'ignorance n'a pas de place dans l'appréciation d'une œuvre d'art. Mais
justement toute la différence vient de là : savoir et prendre conscience de ce que l'on sait ne sont pas la même
chose. Or l'artiste véritable, l'artiste génial est celui qui est capable d'inventer des nouveaux moyens afin de
dire ce que nous savons déjà mais que nous oublions sans cesse : la valeur de la vie, l'importance de l'amour,
de l’amitié de la solidarité, la mort, le besoin d'absolu, la nécessité des valeurs dans la cité, la fuite inexorable du temps, la quête de l’être, de l’éternité de l’homme, etc. L'artiste véritable est donc notre semblable qui refuse
de vivre en pragmatique, en utilitariste grossier ou en cynique. Il nous rappelle à quel point notre vue a des
œillères, est rétrécie par la vie de tous les jours à cause de l’action. On pourrait, en effet, croire, avec une
certaine dose de mauvaise foi que nous voyons habituellement les choses et que l’artiste ne fait qu’imiter et
simplifier le réel qui est son origine et son fondement, son principe. Mais ce serait rester prisonnier de l’illusion
de la vérité-correspondance. En réalité il y a toujours un reste entre les choses, nous, notre perception et le
langage qui dit les choses perçues. Or nous faisons comme si ce reste n’existait pas, car trop problématique. Si
nous étions un peu plus modestes, alors il faudrait dire que toute perception est une interprétation plus qu’un
jugement sans reste ou un enregistrement passif sur fond de sensibilité. Et le réel est la ligne d’horizon toujours
mouvante de toutes nos perceptions... Le réel est l’idéal de toute pensée, jamais un donné simple et plat. C’est
précisément ce présupposé que partage le véritable artiste. Le réel est un idéal qui meut toute œuvre d’art. Et
la création artistique ne peut que continuer indéfiniment justement parce que chaque création artistique laisse
un reste de ce réel qui hante sans cesse l’artiste. Il fera mieux la prochaine fois, se dit l’artiste tout en sachant
qu’il ne pourra pas honorer cette promesse. Il arrivera à dire ce qu’il n’a pas pu dire avec cette création, avec
ce cycle, etc.
L'artiste a en plus une avance sur nous car il est ce qu’on appelle un éveillé. Il sait ce qui compte, ce
qui a de la valeur, et nous le rappelle non pas de façon théorique, abstraite, mais par le biais de la sensibilité,
grâce au toucher, grâce à la vue, grâce à nos cinq sens. C'est pourquoi l'artiste nous touche. L'artiste nous
touche dans ce qui est anesthésié en nous, nous réapprend à voir, à toucher, à marcher, à rêver... Il nous
apprend à voir ce que nous regardons d'ores et déjà sans voir. La fiction artistique est justement le moyen
paradoxal qui nous permet de nous ouvrir les yeux sur le monde, les autres et nous-mêmes. La vérité par le
mensonge, par le muthos... Quand on pense que la vérité, le logos se base essentiellement, fondamentalement
sur son contraire pour les réaliser !
C'est en ce sens que l'œuvre d'art de l'artiste a un effet de révélation sur nous. Révélation comme
levée du voile et élévation de notre esprit vers ce qui est, vers cet absolu du réel que nous ne cessons de rater
habituellement. En même temps l’art ne nous révèle pas tout (c’est-à-dire le réel), ne tombons pas à nouveau
dans l’illusion de la vérité sans reste valable une fois pour toutes. Loin de là. S’il y a révélation, c’est au sens
où seul l’artiste génial est capable de nous raconter l’histoire du réel profus, protéiforme et labyrinthique au
point où, enivrés des détails subjectifs de la perspective singulière de l’artiste nous sentons, enfin, dans ce
singulier, la marque de l’absolu du réel, nous rapprochant, ainsi, de l’énigme du réel. Le réel se révèle à nous...
toujours en biais, toujours incomplètement.
L’art et l’artiste ont un effet de catharsis sur l’homme. L'artiste est là pour nous rappeler la différence
infime et pourtant radicale qui existe entre nous et lui. D'où l'admiration, mais aussi le mépris quand il est trop
tard pour nous de voir... parfois l'envie d'être comme lui, de croquer dans l'éternité et d'être un modèle
inimitable pour les autres, pour la postérité.
Nicoleta Dumitrache Flotté
Nicoleta Dumitrache Flotté
Tableau de Nicoleta Dumitrache Flotté |
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