lundi 9 janvier 2017

Nicoleta Dumitrache Flotté à L'Essence du Thé

Tableau de Nicoleta Dumitrache Flotté

Nicoleta Dumitrache Flotté expose à L'Essence du Thé à partir du mercredi 11 janvier 2017. 
Elle nous livre sa réflexion philosophique sur la fonction de l'artiste.

L’artiste : mon semblable et mon Autre
La figure de l'artiste est souvent associée dans notre imaginaire, à tort ou à raison, avec la folie, la solitude, le génie, l'incompréhension, la souffrance. Cela ne signifie pas pour autant que le commun des mortels serait du coup nécessairement sain d'esprit, sociable, toujours médiocre, voire moins... et donc facilement compris, vivant, de plus, dans une joie permanente, car facile... Ce qui est fascinant c'est remarquer à quel point les autres hommes que l'artiste ont besoin de cet Autre qu'eux-mêmes qu'ils vénèrent autant qu'ils méprisent ou mécomprennent. L'Artiste, en effet, semble être à la fois mon semblable et cet Autre auquel nous, les autres non artistes, ne cessons de nous référer. L'Artiste hante notre imaginaire aujourd'hui comme un point d'ancrage absolu dans un monde de plus en plus nihiliste qui a du mal à faire le deuil du principe absolu. Peut- être que l'artiste, la figure de l'artiste, est ce deuil imparfait de l'absolu dans nos consciences. Victor Hugo avait utilisé cette analogie heureuse dans ses Contemplations : « L’Art est à l’homme ce que la nature est à Dieu ». Justement, l’artiste n’est-il pas l’héritier du divin hic et nunc ? Car l’artiste ne crée-t-il pas une œuvre finie et pourtant pointant vers l’infini, vers l’absolument Autre de sorte qu’il nous enchante encore et toujours ? L’artiste ne fait-il pas écho à une demande sourde en nous que nous ne saurions pourtant exprimer distinctement grâce au logos, grâce au seul discours rationnel, discursif ? D’où l’entière légitimité du mythe, du muthos comme histoire ou fiction créée de toutes pièces. L'Artiste nous intrigue d’autant plus qu'il est à la fois homme comme tout le monde et création géniale, morceau d'absolu, de maîtrise, de génie, de différence radicale. Et c'est parce que nous savons tous d’un savoir confus et maladroit sans doute que l'artiste incarne cet Autre que nous ne sommes pas, mais dont nous avons une certaine idée, qu'il ne cesse de nous intriguer, de nous fasciner.
L'Artiste est à la fois mon semblable et mon Autre. Pour comprendre la portée de cette affirmation nous devrons tenter de déplier l'idée même d'artiste afin de mieux comprendre la différence qui nous sépare de ce alter ego qu'est l'artiste. Qu'est-ce donc qu'un artiste ? Une première remarque s'impose. Nous associons injustement dans nos esprits l'idée d'artiste avec les beaux-arts, laissant de côté les autres branches de l'art comme les arts et métiers (l'artisanat) de la classification en date depuis le XVIIIe comme si seul le peintre, l'architecte, le sculpteur (pour les beaux-arts plastiques) ou encore le compositeur, le danseur, le poète ou l'acteur (pour les beaux-arts rythmiques ou musicaux) auraient le monopole de l'appellation légitime d'artiste...
Espérons que ce préjugé est derrière nous, car dénoncé, et donc que l'artisan (on peut penser ici à une robe de haute couture, pour commencer, à un plat cuisiné exquis, à l’œuvre d’un ébéniste, etc.) puisse avoir aussi le statut d'artiste en vertu de sa maîtrise exceptionnelle de son art, de sa technè. Nous reconnaissons ainsi à la fois le savoir et le faire, la théorie et la pratique, la praxis et la poiesis.
Si nous cherchons à savoir ce qui fait l'artiste véritable et non pas tout homme capable d'apprendre certaines techniques de création ou de production en échange de quelques cours réguliers (on pense ici à l'artiste de dimanche ou aux nombreux étudiants en beaux-arts...), alors nous serons forcés d'admettre non seulement une connaissance et une maîtrise des techniques de production ou de création dans son domaine de prédilection mais surtout un plus, un je ne sais quoi de génial qui le distingue des autres, à savoir une maîtrise exceptionnelle, hors norme, qui dépasse de loin tout ce qui existe dans son art. Est artiste celui qui est capable d'inventer des nouvelles règles internes inimitables dans son art, c'est de là que tire sa maîtrise l'artiste véritable. Il est capable de faire ce que personne d'autre ne fait pas encore. C'est la raison pour laquelle nous pouvons dire que l'artiste est toujours en avance sur son temps, sur son époque. Si cette expression est juste, c'est dans un sens que nous aimerions développer. L’artiste nous étonne justement parce qu’il change les repères, les critères de nos jugements, la façon de regarder le monde même. Il désoriente notre regard trop habitué et donc formaté. Il nous étonne d’autant plus qu’il nous propose une nouveauté radicale, un inconnu qui sort de nulle part et qui s’impose de façon imprévisible de par la nécessité factuelle de son existence. Or l’homme est cet animal bizarre, comme le rappelait Nietzsche qui a peur de l’inconnu, de la différence, de l’imprévisible – autant d’attributs de l’œuvre d’art géniale aux yeux du public (profane ou spécialisé dans le domaine de l’art). L’artiste devance notre paradigme habituel et propose souvent un autre. D’où, souvent, le refus, l’incompréhension, le mépris, l’injustice envers l’artiste de son vivant.
Tableau de Nicoleta Dumitrache Flotté
Si l'artiste existe, c'est parce qu'il y a du possible, de la contingence à exploiter. Mais cette précision n'est pas suffisante toute seule. À cela nous devons ajouter que l'artiste véritable est celui qui, logé dans le tourbillon de la contingence, peut en sortir des nouvelles formes de réalité. Le paradoxe de la spécificité de l'artiste est d'utiliser le possible, la contingence afin de mieux montrer le nécessaire, ce qui est et ne peut être autrement, choses que nous, les autres hommes, nous savons par ailleurs. Mais si nous le savons pourquoi ne sommes-nous pas tous des artistes ? Que fait en plus l'artiste pour qu'il nous dépasse, pour qu'il nous rappelle sans cesse la différence abyssale qui nous en sépare ?
L'artiste nous aide à prendre conscience de ce que nous savons déjà. Car savoir sans vraiment vivre, éprouver ce que l’on sait ne sert à rien. Son génie artistique est le moyen par lequel il nous aide à mieux voir et vivre la réalité, la vérité sur la réalité. Le beau, la belle forme, est le moyen par lequel l'artiste arrive à son but mais son but nous le connaissons tous : dire ce qui est, retenir dans son chef d'œuvre la singularité, l'exemplarité du réel qui nous échappe inexorablement. Et c'est parce que nous savons ce que fait l'artiste que nous pouvons apprécier son œuvre. L'ignorance n'a pas de place dans l'appréciation d'une œuvre d'art. Mais justement toute la différence vient de là : savoir et prendre conscience de ce que l'on sait ne sont pas la même chose. Or l'artiste véritable, l'artiste génial est celui qui est capable d'inventer des nouveaux moyens afin de dire ce que nous savons déjà mais que nous oublions sans cesse : la valeur de la vie, l'importance de l'amour, de l’amitié de la solidarité, la mort, le besoin d'absolu, la nécessité des valeurs dans la cité, la fuite inexorable du temps, la quête de l’être, de l’éternité de l’homme, etc. L'artiste véritable est donc notre semblable qui refuse de vivre en pragmatique, en utilitariste grossier ou en cynique. Il nous rappelle à quel point notre vue a des œillères, est rétrécie par la vie de tous les jours à cause de l’action. On pourrait, en effet, croire, avec une certaine dose de mauvaise foi que nous voyons habituellement les choses et que l’artiste ne fait qu’imiter et simplifier le réel qui est son origine et son fondement, son principe. Mais ce serait rester prisonnier de l’illusion de la vérité-correspondance. En réalité il y a toujours un reste entre les choses, nous, notre perception et le langage qui dit les choses perçues. Or nous faisons comme si ce reste n’existait pas, car trop problématique. Si nous étions un peu plus modestes, alors il faudrait dire que toute perception est une interprétation plus qu’un jugement sans reste ou un enregistrement passif sur fond de sensibilité. Et le réel est la ligne d’horizon toujours mouvante de toutes nos perceptions... Le réel est l’idéal de toute pensée, jamais un donné simple et plat. C’est précisément ce présupposé que partage le véritable artiste. Le réel est un idéal qui meut toute œuvre d’art. Et la création artistique ne peut que continuer indéfiniment justement parce que chaque création artistique laisse un reste de ce réel qui hante sans cesse l’artiste. Il fera mieux la prochaine fois, se dit l’artiste tout en sachant qu’il ne pourra pas honorer cette promesse. Il arrivera à dire ce qu’il n’a pas pu dire avec cette création, avec ce cycle, etc.

L'artiste a en plus une avance sur nous car il est ce qu’on appelle un éveillé. Il sait ce qui compte, ce qui a de la valeur, et nous le rappelle non pas de façon théorique, abstraite, mais par le biais de la sensibilité, grâce au toucher, grâce à la vue, grâce à nos cinq sens. C'est pourquoi l'artiste nous touche. L'artiste nous touche dans ce qui est anesthésié en nous, nous réapprend à voir, à toucher, à marcher, à rêver... Il nous apprend à voir ce que nous regardons d'ores et déjà sans voir. La fiction artistique est justement le moyen paradoxal qui nous permet de nous ouvrir les yeux sur le monde, les autres et nous-mêmes. La vérité par le mensonge, par le muthos... Quand on pense que la vérité, le logos se base essentiellement, fondamentalement sur son contraire pour les réaliser !
C'est en ce sens que l'œuvre d'art de l'artiste a un effet de révélation sur nous. Révélation comme levée du voile et élévation de notre esprit vers ce qui est, vers cet absolu du réel que nous ne cessons de rater habituellement. En même temps l’art ne nous révèle pas tout (c’est-à-dire le réel), ne tombons pas à nouveau dans l’illusion de la vérité sans reste valable une fois pour toutes. Loin de là. S’il y a révélation, c’est au sens où seul l’artiste génial est capable de nous raconter l’histoire du réel profus, protéiforme et labyrinthique au point où, enivrés des détails subjectifs de la perspective singulière de l’artiste nous sentons, enfin, dans ce singulier, la marque de l’absolu du réel, nous rapprochant, ainsi, de l’énigme du réel. Le réel se révèle à nous... toujours en biais, toujours incomplètement.
L’art et l’artiste ont un effet de catharsis sur l’homme. L'artiste est là pour nous rappeler la différence infime et pourtant radicale qui existe entre nous et lui. D'où l'admiration, mais aussi le mépris quand il est trop tard pour nous de voir... parfois l'envie d'être comme lui, de croquer dans l'éternité et d'être un modèle inimitable pour les autres, pour la postérité. 
                                                                                                                     Nicoleta Dumitrache Flotté 


Tableau de Nicoleta Dumitrache Flotté

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